Calculer rapidement

Tout problème pour lequel aucune solution algorithmique n'est connue relève a priori de l'intelligence artificielle. Jean-Louis Laurière (1985)

La littérature aborde directement le sujet des machines pensantes depuis la fin du XIXème siècle. Mouvement intellectuel et théorique dans un premier temps, l’IA devient une activité scientifique et technique avec la construction des premiers ordinateurs. Ces nouvelles machines permettent de calculer rapidement, et peut-être de simuler le raisonnement, voire la pensée humaine : que peut en dire la science ?

Alan Turing et ses machines

L’histoire aurait pu commencer au XIXème avec Ada Lovelace et Charles Babbage, avec la créature du Dr Frankenstein de Mary Shelley, les canards de Vaucanson, le Golem du folklore juif ou encore les automates fabriqués par Héphaïstos. Nous la faisons commencer à l’ère moderne, dans les années 1930.

Selon moi, il n'existe pas de problème insoluble.David Hilbert (1930)

Les mathématiciens se posent des questions profondes sur la nature des mathématiques et le lien avec la logique. Le logicien Kurt Gödel démontre ses deux théorèmes d'incomplétude, si difficiles à traduire précisément en français. Essayons : 1| il est possible de construire des problèmes mathématiques indécidables, et 2| une théorie ne peut prouver elle-même sa cohérence. Le problème de la décision, proche des théorèmes de Gödel, passionne les mathématiciens : est-il possible de décider si un énoncé logique, ou une proposition mathématique, a un sens ?

En 1936 Alan Turing et Alonzo Church répondent par la négative, avec des approches différentes.

Je me propose donc de démontrer qu’il ne peut pas exister de procédure générale qui permette de décider si une formule U du calcul fonctionnel K est démontrable, i.e. qu’il ne peut pas exister de machine qui, pour toute formule U, dira finalement si U est démontrable. Alan Turing (1936)

Pour mener sa démonstration, Alan Turing invente une machine conceptuelle et reformule ce problème dans un cadre nouveau. Cette machine, dite machine de Turing, va lui permettre de transformer la question en une sorte d'algorithme qui pourra être exécuté (ou pas) par cette machine. Alan Turing cristallise ainsi les réflexions de son époque et façonne le concept d’un calculateur universel. Il jette les premières bases de l’ordinateur, et montre dans le même mouvement que ce calculateur, si universel soit-il, ne peut pas résoudre tous les problèmes. L’ironie est savoureuse.

Ces travaux fondateurs ne sortent toutefois pas d’un cadre très confidentiel. La guerre à venir contre l’Allemagne n’améliore pas la situation.

Une sorte de légende se noue autour d’Alan Turing. Son travail de décryptage des messages nazis est crucial. Ses contemporains le décrivent comme un génie, et son apport à l’informatique en tant que science et technique est considérable. Il participe activement à l’invention de calculateurs et pense les bases de l’intelligence artificielle (1950) et les bio-mathématiques (1952).

Poursuivi en justice en 1952 pour homosexualité, il choisit, pour éviter la prison, la castration chimique par prise d'œstrogènes. Il est retrouvé mort par empoisonnement au cyanure le 8 juin 1954 dans la chambre de sa maison à Wilmslow.

Le 24 décembre 2013, la reine Élisabeth II signe un acte royal de clémence [...] qui déclare que c'était une condamnation "que nous considérerions aujourd'hui comme injuste et discriminatoire". Wikipedia

Les calculateurs sont des outils stratégiques

Les débuts de l’informatique sont foisonnants. De nombreux ingénieurs et scientifiques inventent des machines et les assemblent en Europe et aux Etats-Unis. Avant la Seconde Guerre mondiale, quelques calculateurs automatiques existent. Ces machines réalisent un petit nombre d’opérations de base par seconde, additions et multiplications, parfois encore dans le système décimal !

Les usages sont principalement militaires. En Pologne, la Bomba (1938) de Marian Rejewski est utilisée pour des calculs de cryptanalyse. En Allemagne, les Z2 et Z3 (1940) de Konrad Zuse sont utilisés pour des calculs d’aérodynamique. Ces calculateurs électromécaniques sont les ancêtres des ordinateurs que nous connaissons aujourd’hui. À Bletchley Park en Angleterre, Alan Turing et Gordon Welchman conçoivent The Bomb en 1940, un calculateur capable de décrypter le code Enigma utilisé par les nazis pour chiffrer leurs communications.

Ces premiers ordinateurs sont câblés physiquement, en dur. Leur fonctionnement est donc fixé. Les circuits logiques de calcul doivent être modifiés si on veut modifier leur fonctionnement. Il faudra attendre le bond conceptuel majeur qu’apporte les travaux de John von Neumann et Alan Turing (EDVAC, ACE) en 1945 et 1946 pour parler effectivement de programmation. Les instructions d'un programme peuvent être traitées comme des informations, et donc être stockées en mémoire et être modifiées. En 1949, le Manchester Mark I démontre que le fonctionnement d'un ordinateur devient une information comme une autre.

Avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, tous les ordinateurs étaient des machines destinées à un usage spécial ou unique. Elles étaient conçues pour résoudre un problème particulier, souvent militaire. La génération suivant le Manchester Mark I aura un usage plus général. Ces calculateurs marquent symboliquement le début d’une ère où les machines pourront maintenant réaliser des calculs à des vitesses que les humains ne peuvent égaler - surhumaines, littéralement.

Les hommes ont autrefois confié la pensée aux machines dans l'espoir de se libérer ainsi. Mais cela permit seulement à d'autres hommes de les réduire en esclavage, avec l'aide de ces machines. Frank Herbert, Dune (1965)

Qui a construit le premier ordinateur ?

L’invention de l’ordinateur est une histoire collective, longtemps secrète, qui se déroule en partie dans le brouillard de la Seconde Guerre. L’ensemble des briques se met en place progressivement, de manière indépendante, à différents endroits. Les questions de paternité sont difficiles à établir.

Dans les années 1940, trois groupes ont conçu des ordinateurs, et ont ensuite réussi à les faire fonctionner. Le groupe anglais de Bletchley Park situé dans la campagne anglaise entre Oxford et Cambridge, auquel appartient Turing, invente Colossus (1944). Avec ses cinq tonnes, ses sept kilomètres de câbles et ses 2500 tubes à vides qui occupent une pièce de 20m2, il mérite son nom. Ses connecteurs électriques et ses relais physiques rendent son fonctionnement flexible, ou adaptable. Aux États-Unis, le groupe auquel appartient von Neumann invente ENIAC (1945), IBM SSEC (1948) et EDVAC (1949), qui font partie des premiers ordinateurs programmables à partir d’instructions situées en mémoire vive. Isolé, l’ingénieur allemand Zuse finalise le Z3 en 1941. Détruit pendant la guerre, il est peut-être le premier ordinateur à architecture moderne.

Les progrès techniques suivants sont mieux connus. Les transistors sont inventés en 1947. À partir de 1955, ils remplacent progressivement les lampes à vide car ils sont plus petits, moins chers et plus fiables . Les circuits intégrés sont inventés en 1957, ils commencent à équiper les ordinateurs dans les années 1960. Les microprocesseurs suivront en 1971 avec le fameux Intel 4004.

Une industrie est née

Dans les années 1960, les bases techniques de l’ordinateur moderne sont fixées. Ces machines peuvent effectuer des opérations basiques : addition, mémorisation, branchement logique. Leur fonction majeure est de pouvoir réaliser ces opérations sans se tromper, sans se fatiguer et très rapidement.

Si l'architecture générale pensée par von Neumann et Turing est restée inchangée, tout reste à faire ! Les scientifiques et ingénieurs amélioreront énormément les performances des ordinateurs en optimisant les composants matériels et les techniques de programmation. Le champ de recherche est vaste et pratique : câblage électrique, gestion de la température des composants, réduction de leur fragilité, inventions des premiers processeurs et langages de programmation. La « Loi de Moore » organise l'industrie naissante en synchronisant les progrès techniques.

Par la suite, nous laisserons de côté ces aspects matériels. Les lecteurs intéressés trouveront leur bonheur dans les références.

précédent | suivant