Systèmes experts

Il n’existe pas de raccourci pour l’intelligence, pas d'équations de Maxwell de la pensée à découvrir, ni de formalisme puissant qui nous dispensent de la nécessité d’accumuler beaucoup de connaissances. Douglas Lenat (1990)

Injecter de la connaissance

L’âge d’or s'était trop concentré sur des approches générales, comme la recherche et la résolution de problèmes. Un ingrédient clé manquait, un élément crucial : la connaissance.

Les années 1980 voient l’émergence des systèmes experts. Ces programmes répondent à des questions précises et résolvent donc des problèmes spécifiques. L’objectif n’est plus de créer une intelligence générale, mais de se spécialiser sur des domaines particuliers, dits étroits. Les connaissances humaines nécessaires sont assemblées dans des bases de données, dont l'exploitation est articulée par des règles logiques. La conception de ces systèmes est réalisée avec la participation d'experts humains. À la différence des programmes généraux de l'âge d'or, les systèmes experts ont des applications commerciales directes.

Des systèmes experts efficaces

MYCIN est développé à l'université de Stanford dans les années 1970. Ce programme fournit une assistance au médecin dans le diagnostic et le traitement des infections du sang. Il tire son nom du suffixe -mycine qu'ont de nombreux antibiotiques. MYCIN a la capacité de poser des questions. Il peut expliquer son diagnostic en interaction avec l'utilisateur, et peut quantifier l’incertitude de sa décision. Il se montre parfois plus efficaces que des humains. S'il n'est pas utilisé en pratique, ce système expert pose les bases des futurs programmes basés sur une représentation de la connaissance dans un domaine spécifique, et sur un type de raisonnement basé sur les règles.

DENDRAL, pour Dynamic ENvironment for Deducing REasoning and Learning est développé à l'université Stanford par Edward Feigenbaum et Bruce Buchanan, dans les années 1960 et 1970. Il est conçu pour aider les scientifiques à déterminer la structure moléculaire de composés chimiques en utilisant des données spectroscopiques. C'était l'un des premiers systèmes experts à être développé. DENDRAL a été un jalon important dans l'histoire de l'intelligence artificielle.

R1/XCON, pour eXpert CONfigurer, est développé à l'université Carnegie Mellon dans les années 1980. Il est utilisé comme outil de configuration des systèmes informatiques vendus par DEC à partir des demandes des clients. R1/XCON est l'un des premiers systèmes experts à être utilisé dans un contexte commercial. DEC estime qu’il a permis d’économiser 40 millions de dollars en six ans, c'est un véritable succès pour le domaine de l'IA.

Nous pourrions citer aussi SOAR, pour Success Oriented Achievement Realized, qui a l’ambition d’être un modèle cognitif complet. Il intègre la perception, l’attention, la mémoire, les associations, la capacité à réaliser des inférences et des analogies, et enfin l’apprentissage. Il a été perfectionné et est utilisé aujourd’hui en médecine ou dans les problèmes de planification logistique.

Ces succès ont attiré l'intérêt des investisseurs, ce qui a créé un boom économique. Et c’est reparti pour un printemps, le second, entre 1980 et 1987 (environ).

Cyc, le monstre

Les règles logiques simples permettent de construire les schémas de représentation des connaissances utilisés dans les systèmes experts. Les chercheurs ont travaillé sur ces sujets, afin de continuer à construire des systèmes qui s’appuient sur une logique transparente, proche du raisonnement humain. La connaissance est toutefois difficile à représenter et à modéliser, surtout dans des environnements complexes. Représenter le sens commun est un défi majeur.

Douglas Lenat attaque ce problème de manière frontale avec un des systèmes experts les plus célèbres : Cyc. Ce projet immense vise à créer une IA générale en lui injectant une quantité énorme de savoir. La base de connaissances de Cyc a besoin d'une description complète de la réalité consensuelle : le monde comme nous le comprenons, et comme l’apprend un enfant.

La plupart des choses que nous devons savoir pour nous débrouiller dans le monde réel sont trop évidentes pour être dans des livres. Douglas Lenat (1990)

On ne vit qu’une fois, rien ne peut être à deux endroits à la fois, les animaux n'aiment pas la douleur … Peut-être que la vérité la plus difficile à affronter, une vérité que le domaine essaie d'esquiver depuis 34 ans, c'est qu'il n'existe probablement pas de moyen élégant et facile d'obtenir cette immense base de connaissances. L'essentiel de l'effort doit plutôt consister, du moins au début, en une saisie manuelle de faits. Douglas Lenat (1990)

L'approche proposée par son fondateur, le chercheur Douglas Lenat, est quelque peu extrême. Il estime avoir besoin de faire travailler 200 personnes pendant un an pour que Cyc puisse s’auto-éduquer, en fourchette basse. Projet époustouflant, qui trouve néanmoins un financement durable. En 2017, Cyc contiendrait 70 milliards de faits sur 500 millions d’entités. Ce projet a, sans surprise, échoué à créer une IA générale.

Douglas Lenat a consacré sa vie à résoudre les mystères du sens commun. Il estime que le problème est que les chercheurs en intelligence artificielle ont rechigné à affronter le véritable problème. Ce qu'il faut, dit-il, c'est rien de moins qu'un projet Manhattan de l'IA, une attaque frontale complète contre le bon sens. Le défi est de créer une Encyclopédie du Sens Commun, c'est-à-dire un ensemble presque complet de règles du sens commun. En d'autres termes, au lieu d'analyser des morceaux isolés de logique, il préconise une approche totalement brutale. Michio Kaku (1999)

Le domaine pourrait tirer profit d'une description et d'une évaluation systématiques de CYC.
Si CYC a fait des avancées conséquentes sur ce type de raisonnement frappé par le bon sens, il est essentiel de le savoir, pour s'en servir comme outil et comme point de départ pour des recherches ultérieures.
Si CYC a rencontré des difficultés, il serait utile de le savoir pour ne pas reproduire les erreurs.
Si CYC est totalement inutile, les chercheurs peuvent arrêter de se préoccuper de ce sujet et ne pas réinventer la roue. Ernest Davis & Gary Marcus (2015)

Un second hiver

La connaissance est difficile à représenter, à modéliser et à injecter dans les programmes, mais ce n'est pas impossible. D'évidence, les systèmes experts sont encore utilisés aujourd’hui, l'ensemble des programmes conçus et développés lors de la bulle deep sont des systèmes experts !

Les systèmes experts sont utiles ; mais ils ne sont pas parfaits. Ils sont coûteux à concevoir et maintenir, difficiles à mettre à jour voire, dans certains cas, figés. Ils sont surtout fragiles. Un système expert peut tout à fait faire des erreurs, voire raconter n’importe quoi, lorsqu'on lui donne des données inhabituelles, pathologiques ou en dehors de son champ d’expertise. Vers la fin des années 1980, l’intérêt du public pour les systèmes experts cesse, sans qu’ils aient forcément beaucoup déçu.

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